Le conte préféré de Marie Talbot.

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Quand il en avait l’occasion, Jacques Sébastien Talbot racontait des histoires à ses enfants. C’était généralement à la veillée, après souper, quand il avait un peu reposé ses bras et son dos éprouvés par le maniement du tour à bâton.

Avec trois mariages, trois veuvages et une union libre, entre 1797 et 1821, la famille de Jacques Sébastien s’était agrandie et comptait huit naissances. 
Son premier mariage avec Marie Girault lui avait donné six enfants. Il y avait Marie-Jeanne la première, née en 1799, François-Laurent, puis Jeanne et Élisabeth. Une autre Jeanne et une autre Marie étaient mortes trop jeunes pour connaître le bonheur de ces veillées.

Les années avaient passé et vers 1820, Jacques Sébastien prenait toujours du plaisir à dire des des contes et des fariboles, mais ils n’étaient plus que deux à être en âge de les entendre. C’étaient Jean, né de son mariage avec Anne Binon, et Marie, la fille qu’il avait eue avec Jeanne Brulé en 1814. En vérité, Marie avait été baptisée Jeanne (probablement d’après sa mère), mais elle portait le prénom de Marie, peut-être parce que son père affectionnait ce prénom, peut-être parce qu’elle se sentait déjà âprement être une Talbot.

En ce temps là, il n’y avait pas un jour sans qu’une fumée ne s’élève dans le ciel au dessus de La Borne, car entre l’enfournement, la cuisson et le défournement, les fours fonctionnaient en permanence. Le village bruissait d’activité du matin au soir, et les chemins étaient animés par le va et vient des charrettes débordant de bois et de fagots, et par les ouvriers portant des centaines de saloirs et des milliers de pots sortant des boutiques ou des fours.

À onze ans, Jean apprenait déjà le métier dans l'atelier paternel, il commençait à retirer les cailloux de la terre. Il serait bientôt apprenti, il s'activait sous le regard de son père et de son frère aîné, François, âgé de vingt ans, qui avait passé le temps de ses quatre ans d’apprentissage depuis belle lurette, et qui savait tourner les pots. Marie qui avait la langue bien pendue, avait tellement tanné son père, qu’elle avait été admise dans la boutique; accroupie dans un coin, elle faisait en silence des bêtes et des bonshommes avec de la terre à pots. 
Mais ce n’était pas l’essentiel de ses journées, il fallait aussi sortir la vache, aider Jean pour changer la paille du cheval, donner du grain aux poules, aller couper de l’herbe pour les lapins et donner la pâtée aux cochons. Dans un an ou deux, elle apprendrait à lire et à écrire, comme son frère Jean. Et elle espérait bien à son tour pouvoir travailler dans la boutique, et, qui sait, devenir apprentie.

Mais revenons à la veillée et au conte que disait Jacques-Sébastien ce soir là. 

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Le père Panariou revenait de son jardin par le chemin de la Thurée en poussant sa bérouette pleine de choux. En haut du chemin, il y avait un ch’tit bounhoumme qu’était assis sul’ gros caillou d’en haut et qu’avait l’air tout acni. À côté de lui un gros sac était couché sul’ chemin. 

C’était pas un gars d’ici, le père Panariou ne l'avait jamais vu au paravant. Il le salua quand même de la tête. Puis après une hésitation, il arrêta sa bérouette.

- T’as l’air bin fatigué mon gars, c’est ti qu’ton sac est si lourd ?

- Oh dame oui, il est bin lourd. C’est que j’vins de Bourges en passant par Menetou, et j'ai voulu souffler avant d’arriver en haut d’la côte ... 

- Bah, un peu plus lourd ou pas, ça l’a pas d’importance, dit le père Panariou. Il chargea le sac sur sa bérouette et repartit vers le haut de la côte. 

Arrivé au sommet, il s’arrêta et demanda au p’tit bonhomme : 

- Là, te v’la à l’entrée d’La Borne. Tu vas ti vers Henrichemont ou vers Sancerre ? 

- C’est bon, dit le p’tit bonhomme, je suis presque rendu à c’t’heure. Tu m'as été d’une grande aide et je m’sens reposé. En vérité, je suis un p’tit diable condamné à porter ce sac de cailloux pour avoir manqué de respect à Belzébuth. J’m’en vas jusqu’au Carroir du Marlou, c’est ma punition, ...et c’est pas la dernière. Mais y m’ont pas retiré mes dons de magie, alors, je te fais cadeau de trois vœux. Et, sortant un caillou du grand sac, il ajouta : t’entends bin, trois ! Va, tiens le caillou dans ta main gauche et fais attention à bien choisir les vœux que tu demanderas... 

Et le p’tit bonhomme repartit en courant avec son sac sul’ dos. Il s’en alla tellement vite que le père Panariou crut avoir eu la berlue.. 
Mais, serrant la pierre dans sa main et voyant les choux un peu écrasés par le sac de cailloux, le père Panariou réalisa qu’il avait bien rencontré le p’tit bonhomme de diable et qu’il ne s'était peut-être pas moqué de lui. Enfin, il rentra chez lui et s'empressa de tout raconter à sa femme sans oublier les trois vœux. 

Puis Jacques Sébastien ménageait un silence. "Il aurait p’têt’ pas du….” ajoutait-il toujours à ce moment de l’histoire. Et Marie souriait toujours à cette malice.

Là, il faut que je vous dise que Jacques Sébastien Talbot et les Panariou étaient un peu en compétition à La Borne. Les Talbot étaient réputés pour la qualité de leur travail et les personnages modelés de Jacques Sébastien ; on lui confiait de belles commandes et ça le rendait fier. François et Charles Panariou faisaient aussi du bon travail, mais trouvaient encore plus de satisfaction à agrandir leur affaire en achetant des terrains et des maisons, ce qui ne les rendait pas moins fiers.
Quand au père Panariou de cette histoire, c’était Antoine Panariou, un vieil oncle éloigné et pas associé à ces bonnes fortunes, mais c’était un Panariou quand même…. 
Ajoutons que Jacques Sébastien enjolivait toujours avec des variantes. Parfois il y avait des raves dans la bérouette, ou bien il pleuvait, ou bien la rencontre avait lieu le soir, ou en plein midi. Parfois c’était un autre bornois que Jacques Sébastien voulait moquer, et qui recevait le cadeau du caillou aux trois vœux.… 

Après ce détour, il est temps de poursuivre. 

La mère Panariou écouta attentivement son époux, demanda à voir le caillou pour vérifier ses dires et, réfléchissant à la vitesse de l’éclair, elle dit :

- Bon, c’est pas tout ! Faut bin fée l’pensement des souhaits qu’on veut. Trois c’est pas beaucoup !

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Faisant preuve d’autorité son mari l’interrompit, il en voyait lui, des choses à demander au caillou du petit diable. Et c’était à lui de commencer l’énumération. La mère Panariou ne voulut pas céder, elle attendait depuis si longtemps une bonne fortune… Enfin la dispute cessa et ils décidèrent de manger la soupe d’abord et de causer quand ils auraient retrouvé leur calme.

La mère Panariou alla s’asseoir près du foyer et donna quelques coups de soufflet pour raviver le feu sous la marmite. Au moment où les tisons commençaient à rougir, un souffle venu d’en haut refoula la fumée dans la pièce. Le père Antoine et la mère Panariou toussaient tant et plus et des larmes leur sortaient des yeux. 

- Vindiou, cria la mère Panariou, ah j’voudrais ti que c’te fumée s’en aille de la mainson !… 

A peine avait-elle parlé que la pièce redevint claire et l’air pur comme au petit matin. 

- Aïe, aïe, aïe, s’exclama le pée Panariou ! Tu viens d’nous brûler un vœu. Y en a pu qu’deux à c’t’heure. T’es ti sotte ma pour’ femme !

- Dame, ça c’est vrai, j’on parlé trop vite, dit-elle contrite en s’éloignant de la cheminée. 

Voyant la place libre, Antoine Panariou s’approcha du feu pour raccrocher la marmite à la crémaillère et réchauffer le potage. Mais bardada ! le voila qui fait tomber le tisonnier brûlant et ça lui blesse le pied !

- Antoine, t’es ti barbouillon ! Y a pas plus maladroit dans tout l’canton, ma parole ! lui dit sa femme. T’as failli verser la marmite et l’bouillon su’ les braises ! 

- Dis don, toué, répondit le père Panariou, j’voudrais bin que l’tison te colle au pied. Ça l’en ferait des cris, des pleurs et des colères !

Comme il finissait sa phrase, le tisonnier sauta sur le pied de la mère Panariou et s'y colla. 

- Bon diou, le deuxième vœu est brûlé. Y l'en reste plus qu’un ! Aïe, aïe, aïe, ça m’chauffe ti, ça m’chauffe ti ! 

Puis, elle reprit ses esprits et dit :  Y a minme plus d’troisième vœu, tu penses bin que j’men vais pas passer le restant de ma vie anvec un tison collé sul’pied ! 

- C'est bin dame vrai, dit Antoine, c'est bin dame vrai. J’on plus qu’à fée l’vœu  que l’tison retourne dans la ch’minée ..… 

Aussitôt le tison reprit sa place et la mère Panariou mit une compresse sur son pied endolori. 

Mais ils avaient consommé les trois vœux du p’tit bonhomme de diable, ils se sentaient bien déçus et punis d’avoir débagoulé avec autant de sottise. En quelques secondes, ils avaient perdu la chance de faire fortune. 

C’était par cette phrase sentencieuse que Jacques Sébastien concluait son histoire. Et il ajoutait toujours :
Tu vois, fille, c’est comme quand t’as fini de tourner, si t’enlève mal le pot du tour, tu l’échappes et y a pas de repentir ! 
Et Marie demandait qu’il répète encore et encore :
Tu vois, fille, c’est comme quand t’as fini de tourner..… tu l’échappes et y a pas de repentir !


> Illustrations, de haut en bas. Veillée au coin du feu, anonyme. Pichet de Jacques Sébastien Talbot. Bouteille de Marie Talbot.


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