Sorciers et meneux de loups à La Borne.

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Il y a bien, bien longtemps, vivaient au village de La Borne les membres d’une famille de camus et de caillebottiers. On pourrait dire une dynastie, car les générations de Chaitand furent nombreuses à se succéder.
Les uns étaient paysans, les autres travaillaient dans les bois comme bûcherons, écorceurs ou charbouniers, d’autres encore étaient potiers. Mais plus personne ne se souvient d’eux à c’t’heure…

Les Chaitand ne vivaient pas à La Borne d’en bas, mais un peu au delà de La Borne d’en haut (car le village était fait de deux hameaux en ce temps là). Ils habitaient un endroit isolé à côté du Grand Crot, dans la forêt à l’est, à un jet de pierre des mainsons. Cet écart se composait de trois fermettes et leurs dépendances, une boutique de potier et un grand four couché, des étables, des porcheries, poulaillers, des loges ça et là dans le bois …etc. On y accédait par un mauvais chemin coupé toute l’année par des sources, et si caillouteux que même le diable se serait tordu les pieds. C’est dire si le curé et le maître d’école n’y venaient pas souvent.…

Depuis ces temps lointains, les maisons ont été désertées, les bâtiments se sont effondrés, les ronces et de grands houx ont envahi les lieux. Le Grand Crot est en partie comblé et n’est plus fréquenté que par les cerfs et les sangliers qui en ont fait leur bauge. On n’imagine pas que cet endroit désert a pu être habité, quand on y passe au hasard d’une promenade.

Les Chaitand étaient de forts gaillards costauds, et au village, plusieurs d’entre eux étaient surnommés Grand bouc à cause de leur grande taille. Les femmes étaient grandes elles aussi, maigres et noires de poil, pas causantes et le regard en coin. Une ribambelle de gamins, galfertiaux, morveux, teigneux et crieurs, couraient autour du Grand Crot, dans les sentiers des bois et les chemins de La Borne, toujours prêts à jouer un méchant tour et à décamper vite fait.

On raconte (quand j’écris “on” je parle d’un ou deux vieux qui ont transmis des bribes d’histoires à leurs enfants, et de Prosper qui en connaissait quelques autres), on raconte que les Chaitand étaient un peu braconniers, un peu sorciers, un peu remégeux, un peu meneux de loups et qu’ils traitaient parfois avec le malin. C’est peut-être pour cette raison qu’on les surnommait aussi les chigats ; d’ailleurs en parler berrichon un chigat est un chevreau, et de chevreau à bouc y a pas loin, et de bouc à diable y a encore moins loin…

Puis le Grand Crot et ses habitants ont disparu. Ça ne s’est pas fait d’un coup, mais petit à petit au fil des ans, et les Chaitand se sont dispersés.
Ils se sont si bien dispersés qu’on n’en rencontre plus un seul dans la région. Maladies, malédictions, accidents, chamailleries familiales, querelles de voisinage, mauvaises affaires, prison pour braconnage, fricotages avec le diable, morsures de serpents ou de coquadrilles… Va donc savoir….

Tout ça pour vous dire qu’il y a eu autrefois à La Borne une espèce de nid à sorciers (d’ailleurs Chaytan est un des noms du diable, et de Chaytan à Chaitand y a pas loin, vous voyez bin…), et que des histoires en sont restées.

Tiens, celle là, justement….

Un nuit, après la minuit sonnée, deux bûcherons en chemin vers leur loge après avoir donné un coup de main à une cuisson dans le grand four Talbot au quartier des grandes boutiques, entendirent des grognements de loups. Effrayés ils grimpèrent dans un grand futiau qui bordait l’allée forestière. Ils virent une paire d’yeux luisant dans l’obscurité, c’étaient ceux d’un grand loup dont ils pouvaient deviner la taille. Puis une lanterne portée par un grand bonhomme vêtu d’une limousine éclaira le chemin. C’est à ce moment là qu’arrivèrent les autres loups.

Ils les comptèrent, ils étaient douze, ajoutez le grand loup, ça faisait une horde de treize. Le bonhomme en limousine siffla doucement et les loups se rassemblèrent autour de lui paisiblement et en silence. La lanterne s’éleva un peu et le plus grand des loups, sans doute celui dont ils avaient vu luire les yeux dans l’obscurité, se mit au coté du gars dans une posture de chien de berger. Il avait le poitrail blanc et le poil fourni qui lui faisait comme une une crinière.
Et là, ils virent que le bonhomme était Ambroise Chaitand le braconnier, dit Grand bouc, un des habitants du hameau des Chaitand. Grand bouc se mit à parler sans hâte mais dans une langue étrange qu’on ne pouvait pas comprendre ; d’après le ton, ça s’apparentait aux discours qu’on fait aux brebis pour les faire rentrer à la bergerie, mais dit d’une voix plus rude et plus grave…. Enfin, ça ressemblait un peu à ça.

La meute de loups, suivant leur chef, se dispersa dans les fourrés, tandis que Grand bouc s’asseyait sur un tronc couché et allumait sa pipe.

Le temps sembla long aux deux bûcherons. Leur position manquait de confort, ils commençaient à avoir des crampes et des envies d’éternuer leur chatouillaient le nez. Mais le pire c’était l’envie de pisser (c’est toujours dans ces moments là que ça arrive). 

Enfin, la pipe de Grand bouc s’éteignit. Environ une heure s’était écoulée, et les loups étaient de retour. Une bonne moitié d’entre eux tenaient un lapin dans la gueule. Ils déposèrent leurs prises aux pieds de Grand bouc. Alors, le braconnier prit les quatre plus gros, les mit dans sa gibecière et, s’adressant à la meute rassemblée autour de lui, prononça le même genre de paroles qu’il avait dites une heure plus tôt, mais en plus court.

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Les loups emportèrent les lapins restants et repartirent d’où ils étaient venus pour festoyer à leur manière, tandis que le meneu d’loups se dirigeait d’un pas lent vers le hameau. La lumière de la lanterne disparut dans la nuit et nos deux bûcherons purent enfin descendre de leur arbre. Rendus muets par l’émotion, ils se soulagèrent de leur gigantesque envie de pisser sans dire un mot.

Le lendemain, redevenus bavards, ils étaient dans les cafés de La Borne et racontaient leur aventure. C’est de ce temps là qu’on sait qu’il y a des meneux d’loups dans les forêts qui entourent La Borne. Pour de vrai.

Le nombre de bêtes dans la meute, l’heure qu’il était, le temps qu’on met à fumer une pipe, la couleur du poitrail du grand loup et l’envie de pisser quand on est perché une heure en haut d’un arbre, sont des détails véridiques qui ne trompent pas. D’ailleurs, ils n’ont pas changé dans cette histoire maintes fois répétée.

Tout ça est bien la preuve que je vous dis, et sans exagérer, l’histoire du meneux d’loups de La Borne, un conte authentiquement vrai, indubitablement exact et garanti d’origine, tel que je l’ai entendu de mes propres oreilles…..


> Camus. Sorcier. 
Caillebotier. Qui a le pouvoir de faire tourner le lait. 
Galfertiau. Garnement, vaurien. 

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