Marguerite Audoux, si elle est incontestablement un écrivain du peuple, n’est pas connue pour s’être intéressée à la vie politique de son temps ; rien dans son œuvre ou son expression publique ne le disent. Aussi, j’ai été étonné en voyant sa signature à côté de celle d’Anatole France et de Maurice Ravel au bas d’un appel contre la loi de trois ans, qui faisait grand bruit à l’époque. Ce document se trouve aux Archives départementales du Cher.
Épisode aujourd’hui oublié, la France et les casernes françaises sont touchées, en mai 1913, par une forte agitation à cause de la ”loi de trois ans”. La prolongation à trois ans du service militaire, pièce maîtresse de la militarisation à la veille de la première guerre mondiale, déclenche une forte protestation dans le pays. Et en premier lieu dans les casernes où des protestations et des mutineries éclatent. L’événement va provoquer une répression sévère contre les mutins, mais aussi contre les syndicalistes et les anarchistes, accusés d’avoir fomenté les troubles. Annoncée en mars 1913, la loi de trois ans sera votée en août, malgré de fortes résistances. Elle mécontente la classe ouvrière et les paysans, dont les fils vont manquer aux champs une année de plus. Le Parti socialiste, la CGT et la Fédération communiste anarchiste sont au premier rang de la lutte et organisent plusieurs grands rassemblements de protestation au Pré-Saint-Gervais avec Jaurès, en banlieue parisienne, attirant chaque fois près de 100.000 personnes…..
À Bourges, une affiche intitulée ”Comité de défense des soldats - Mutins ou non, tous de la classe !” est placardée sur les murs de la ville.
Le 26 septembre 1913, le commissaire de police de Bourges adresse un rapport au Préfet du Cher.
Objet : Affiches demandant l’amnistie pour les soldats mutins.
J’ai l’honneur de vous faire connaître que deux affiches régulièrement timbrées, commençant par ces mots : ”Comité de défense des soldats - mutins ou non - tous de la classe !” signées de plusieurs personnalités marquantes, hommes de lettres d’opinions avancées, tels que Anatole France, vont être apposées ce soir sur les murs de la ville.
Le libellé de ce placard constitue un appel à l’opinion publique à l’effet de demander par plusieurs moyens sous entendus (qui semblent être ceux de la Presse et des réunions publiques), l’amnistie pleine et entière en faveur des soldats condamnés pour les mutineries qui ont eu lieu à l’occasion du maintien de la classe 1910 sous les drapeaux.
Je vais tâcher de m’en procurer un exemplaire et je vous l’adresserai.
Signé le Commissaire Central. Paraphe illisible.
Malheureusement pour lui, le commissaire central ne réussit pas à se procurer un exemplaire de la fameuse affiche et doit la recopier à la main ! Ce document singulier et le rapport peuvent être consultés aux Archives départementales.
Parmi les signataires de l’affiche on voit les noms prestigieux de : Anatole France, Octave Mirbeau, Lucien Descaves, Marguerite Audoux, Henri Wallon, Élie Faure, Francis Jourdain, Georges Besson, Florent Schmitt, Maurice Ravel, Maximilien Luce, Pierre Bonnard, Frantz Jourdain et d’autres personnalités de l’époque moins connues aujourd’hui.
> Petit retour en arrière. C’est Francis Jourdain, qui va mettre en rapport la petite couturière avec Octave Mirbeau (écrivain, critique d'art et journaliste et auteur de grands succès populaires), qui fait la pluie et le beau temps dans le monde de l’édition. Conquis par le talent et la pureté de l’écrivaine inconnue Mirbeau écrit la préface de Marie-Claire. Le 2 décembre 1910, elle est couronnée par le prix Fémina et la semaine suivante, échoue au prix Goncourt (malgré le soutien de Mirbeau) car elle vient de remporter le Fémina !
Marguerite Audoux ne vivait pas à l’écart des événements de son époque. Elle fit partie de 1904 à 1907 du ”groupe de Carnetin” qui rassemblait des artistes de talent, amis de Charles-Louis Philippe. Citons Francis Jourdain, Léon-Paul Fargue, Valéry Larbaud, Henri Wallon, Léon Werth, qui formèrent avec les peintres Signac et Albert Marquet, l’équipe des Cahiers d’aujourd’hui, fondés en 1912 par George Besson. Ces artistes se retrouvaient chaque dimanche dans une maison louée en commun, à Carnetin en Seine et Marne, pour s’éloigner de la vie parisienne. Mais de là à lui coller une étiquette politique, il y a un grand pas. Cependant, parmi eux, certains affichaient des opinions socialistes, tels Jourdain, Wallon, ou Besson. En tous cas, l’aurait-elle voulu, en pareille compagnie Marguerite Audoux ne pouvait pas fermer ses oreilles au bruit du monde. L’empathie étant un des traits de sa personnalité, on comprend que Marguerite Audoux ait accepté de se joindre aux prestigieux signataires qui demandaient l’amnistie pour les soldats révoltés.
> Comme le commissaire de police de Bourges avait pris soin de copier à la main le texte de l’affiche, je ne peux pas faire moins que de le saisir pour vous en donner connaissance.
”Comité de défense des soldats - mutins ou non - tous de la classe !”
Dans quelques semaines, la classe de 1910 sera libre.
Après avoir prétendu la garder une année de plus sous les drapeaux, on ne lui impose plus qu’une prolongation de service de quelques jours.
À l’heure où la libération approche, est-il possible d’oublier que si les portes des casernes vont s’ouvrir toutes grandes, il est des centaines de jeunes hommes sur qui elles resteront lourdement fermées.
Ce sont les soldats condamnés à la suite des mutineries du mois de mai et qui se trouvent aujourd’hui dans les bagnes et les prisons militaires, dans les compagnies de discipline et jusque dans les bataillons d’Afrique.
Vont-il y rester ? Ce n’est pas possible !
Nous disons que leur libération s’impose et nous demandons à l’opinion publique de la réclamer.
C’est par la voie de la presse, sans aucune préparation que les soldats libérables apprirent un beau matin la terrible mesure, mesure qui allait devenir pour beaucoup, en raison de leur situation de famille, une véritable catastrophe.
Déjà, ils avaient réglé leur vie. Certains étaient impatiemment attendus par leurs vieux parents. D’autres allaient retrouver enfin la femme et les enfants dont l’absence avait été si dure pendant deux années.
Comment ces malheureux jeunes hommes dont on détruisait aussi brutalement les rêves et les projets ne se seraient-ils pas laissés emporter à quelques gestes de colère ?
Tout cela cependant ne compta pour rien au moment de la répression. Celle ci, on le sait, fut impitoyable.
On frappa presque au hasard, au petit bonheur, uniquement pour l’exemple. Et on frappa durement, trop durement.
Nous avons dénoncé dans une précédente affiche la cruauté et l’injustice de la plupart des condamnations prononcées. Inutile d’y revenir.
Mais aujourd’hui où le gouvernement s’est en quelque sorte dégagé en trouvant, par l’incorporation à 20 ans le moyen le moyen de libérer la classe, personne ne comprendrait que l’on gardât aux sections de discipline, en prison ou au bagne, de malheureux enfants cent fois trop punis déjà.
En tous cas, nous qui nous sommes unis pour prendre la défense de ces enfants nous ne le permettrons pas et nous commençons avec cette affiche une active campagne pour l’amnistie immédiate pleine et entière des soldats mutins.
Qu’on nous y aide !
Que leurs parents, que leurs amis, que leurs camarades de travail se joignent à nous !
Que tous les braves gens, sans distinction de parti mêlent leur voix à la nôtre.
Qu’ils disent avec nous qu’ils ne se contenteront pas d’une libération de la classe qui laisserait derrière elle dans les geôles des centaines d’innocents.
Il faut que ceux là aussi soient de la classe !
>Archives départementales du Cher. Rapports du Commissariat central de Bourges. 25/M 52,53,54.
> Photos, de haut en bas. Marguerite Audoux. Rapport du commissaire de Bourges (cliquer pour agrandir). Anatole France. Octave Mirbeau. Maurice Ravel. Une affiche contre la loi de trois ans.